Abstract
L’aquarium aux poissons rouges qui, dans Le ventre de Paris d’Émile Zola, domine la vitrine de la charcuterie des Quenu-Gradelle, n’a pas manqué d’interpeller la critique. Pourquoi en effet est-il donné à cet objet de clore l’extraordinaire description de cette chapelle du ventre qui met en abyme l’univers de profusion des Halles de Paris? Il s’agira ici de faire retour sur ce détail pour l’envisager comme point d’entrée dans un discours psychique dont le contenu ne pourra être véritablement révélé qu’à travers l’examen d’un ensemble de vitrines qui communiquent les unes avec les autres pour former la syntaxe d’une intrigue psychique. Prenant appui sur les théories du psychisme infantile élaborées par Mélanie Klein, nous démontrerons que les objets exposés au centre de chaque vitrine peuvent se lire comme autant d’avatars du premier objet, le sein maternel, que le nourrisson idéalise et endommage sous l’effet du phénomène de l’envie dans la position paranoïde-schizoïde. Au-delà du spectacle ethnographique que Le ventre de Paris donne à lire, c’est aussi une histoire intemporelle et commune à tout être humain que le roman met en scène.
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Notes
Voir les notes du dossier préparatoire consacrées à l’étalage de la charcuterie et où figure déjà l’aquarium (Zola 2003: 876–880).
Si M. Scarpa n’envisage pas le détail dans une perspective psychanalytique, elle souligne toutefois que dans le domaine de la psychanalyse celui-ci peut « devenir l’essentiel » (2015: 70, note 8).
C’est en regardant jouer des d’enfants, dont les siens, que Mélanie Klein va forger sa propre conceptualité en prolongation, dans un premier temps, des concepts freudiens. Elle invente une véritable technique du jeu, montrant que le jeu est à l’enfant ce que pour Freud le rêve est à l’adulte, c’est-à-dire une voie royale d’accès à l’inconscient.
Freud rappelle ainsi que « [l]e poète fait comme l’enfant qui joue; il se crée un monde imaginaire qu’il prend très au sérieux, c’est-à-dire qu’il dote de grandes quantités d’affect, tout en le distinguant nettement de la réalité » (Freud 1971: 70).
Le corpus zolien a donné lieu à quelques interprétations psychanalytiques de type freudien. Nous renvoyons au travail fondateur de Jean Borie, Zola et les mythes et, plus récemment, à l’ouvrage d’Olivier Got, Les jardins de Zola–Psychanalyse et paysage mythique dans Les Rougon-Macquart. Pour une lecture freudienne de romans spécifiques de Zola, voir par exemple Patrick Brady (L’œuvre), Gilbert Chaitin (La fortune des Rougon), Gilles Deleuze (La bête humaine), Andrew Counter (La bête humaine), Antonia Fonyi (Thérèse Raquin). Nous avons quant à nous proposé ailleurs une lecture kleinienne d’un passage du Ventre de Paris dont il nous faudra, pour les besoins de notre argument, reprendre ici les conclusions. Voir notre article «‘Venez, ordure!’ Perspectives kleiniennes sur la souillure de Pauline Quenu dans Le ventre de Paris.»
Zola, qui souligne au seuil du dossier préparatoire du roman que « Lisa c’est le ventre » , aurait tout aussi bien pu écrire « Lisa c’est le sein » (Zola 2003: 660).
À noter que le rapport au nourrisson est également présent dans le dossier préparatoire du roman au travers de l’évocation de la charcuterie que Zola avait choisie comme modèle: « En bas, contre la vitre, pots de rillettes (jaune clair). Puis, dans des assiettes, en montant, des jambonneaux désossés, chapelure jaune, avec leurs petits manches ornés d’un papier frise rose […] ». Les « petits manches » convoquent ainsi les « petites mains » et l’on entendrait dans ce glissement des « rillettes » au « papier frise rose », la rumeur du mot « risette », terme associé au champ sémantique du bébé heureux (Zola 2003: 876).
En termes freudiens cette fois, le voisinage de cette queue « arrachée » et de ce buste qui représente autre chose que ce qu’il est convoquerait aussi la notion de fétiche freudien.
Klein évoque ce flux en comparant les seins convoités à « des fontaines de lait » (Klein 2005: 233).
Ce rapport tourmenté de Claude au corps de la femme éclatera pleinement dans le roman L’Œuvre. Pour Patrick Brady, l’envie est en effet centrale à l’obsession qui sera celle de l’artiste d’enfanter d’une œuvre qui est un corps de femme—une obsession que le critique place dans la lignée de la tradition judéo chrétienne dans laquelle « the drawing forth of Eve from the body of Adam […] becomes a particularly vivid example of male womb-envy » (Brady 1985: 59).
Références
Borie, J. (1971). Zola et les mythes. Paris: Seuil.
Brady, P. (1985). Womb-envy, counterscript, and subversion: From L’Œuvre to Les Nœuds d’argile. L’Esprit Créateur, 25(4), 59–70.
Fonyi, A. (2015). L’atelier du XIXe siècle. Introduction à l’atelier « Littérature et Psychanalyse » du 5 juin 2015 http://etudes-romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/wa_files/FonyiIntroduction.pdf.
Freud, S. (1971). La création littéraire et le rêve éveillé. Dans M. Bonaparte et E. Marty (trad.), Essais de psychanalyse appliquée (pp. 69–81). Paris: Gallimard.
Hennessy, S. (2013). Overindulging with Zola: Hunger and desire in Le ventre de Paris. The French Review, 86(4), 650–658.
Klein, M. (1968). Envie et gratitude. Dans V. Smirnoff (trad.), Envie et Gratitude et autres essais (pp. 9–93). Paris, Gallimard. Collection « Tel ».
Klein, M. (2005). Les stades précoces du conflit oedipien. Dans E. Jones (éd.). M. Derrida (trad.), Essais de psychanalyse (pp. 229–241). Paris: Payot.
Piton-Foucault, É. (2015). Zola ou la fenêtre condamnée. La crise de la représentation dans Les Rougon-Macquart. Rennes: Presses universitaires de Rennes.
Scarpa, M. (2003). Les poissons rouges sont-ils solubles dans le réalisme? Lecture ethnocritique d’un « détail » du Ventre de Paris. Poétique: Revue de Théorie et d’Analyse Littéraires 133, 61–72.
Zola, E. (1960). Le ventre de Paris. Dans H. Mitterand (éd.), Les Rougon-Macquart (Vol. I) (pp. 603–895). Paris: Gallimard. Pléiade.
Zola, E. (2003). La fabrique des Rougon-Macquart. Dans C. Becker et V. Lavielle (éd.), Édition des dossiers préparatoires (pp. 655–1008). Paris: Champion.
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Armstrong, MS. Le système des vitrines dans Le ventre de Paris, ou la représentation conflictuelle du premier objet. Neophilologus 102, 355–367 (2018). https://doi.org/10.1007/s11061-018-9554-z
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